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L’arsenalisation du monde

Nombre d’objets de la vie courante, placés entre les mains d’un agresseur, peuvent devenir des armes par destination. Il en va de même, à l’échelon géostratégique, de bien des aspects de la vie économique ou sociale d’une nation. Cette arsenalisation du monde, théorisée depuis longtemps, est désormais massivement présente dans notre quotidien.

Le terme anglais est plus explicite : the weaponisation of everything selon le titre d’un ouvrage de référence en la matière. Ce processus par lequel, dans le cadre d’un conflit entre Etats, de multiples aspects de la vie économique et sociale ordinaire deviennent des moyens de pression, des outils de déstabilisation de l’adversaire.

Un déploiement massif à l’occasion de la guerre d’Ukraine

Pour s’en tenir aux exemples les plus évidents du conflit en cours, on a vu, côté russe, la suspension des livraisons de gaz utilisée pour faire levier sur les gouvernements européens afin de tempérer leur soutien à l’Ukraine. De leur côté, les Etats-Unis et l’Union européenne, qui jusqu’à nouvel ordre ne sont pas formellement en guerre ni directement impliqués sur le terrain militaire, ont néanmoins mis en œuvre des mesures telles que le retrait forcé des banques russes du système SWIFT et l’arrêt des livraisons de tout un ensemble d’équipements critiques, depuis les roulements à bille jusqu’aux puces électroniques. Le but est d’une part d’entamer les capacités industrielles, commerciales et financières de la Russie afin de lui ôter les ressources nécessaires à la poursuite de son effort de guerre, d’autre part de désorganiser l’économie du quotidien afin de priver le gouvernement du soutien de l’opinion publique.

Bien sûr, il y a déjà eu dans le passé maints exemples de sanctions économiques, d’embargos, de gel d’actifs financiers, mais les pratiques récentes marquent des changements notables à la fois dans les modalités de leur mise en œuvre et dans le cadre conceptuel dans lequel elles s’inscrivent.

L’effet accélérateur et amplificateur du numérique

L’effet d’accélération n’est nulle part mieux illustré qu’en matière de sanctions financières. Quand, quelques jours après l’invasion russe en Ukraine, PayPal le 5 mars, puis Visa, MasterCard et American Express le 6 mars annoncent l’interruption de leurs services de paiement en Russie, l’impact est immédiat sur les détenteurs de comptes et cartes.

L’effet d’amplification s’illustre quant à lui de manière frappante dans le champ de l’information (contre-information ou désinformation, selon le point de vue que l’on voudra adopter), si l’on compare, par exemple, le fonctionnement de feu la radio Voice of America pendant la guerre froide et de Russia Today à l’époque des réseaux sociaux. Dans les deux cas, un média sponsorisé par un Etat s’efforce de diffuser dans un autre pays une information de nature à déstabiliser le régime adverse ; mais une différence majeure, c’est que les réseaux sociaux d’aujourd’hui permettent une propagation virale des messages sans commune mesure avec la radio d’autrefois.

Les entreprises, acteurs autonomes du conflit

Deuxième phénomène frappant : la capacité d’intervention autonome d’un certain nombre d’entreprises, détentrices de positions si dominantes ou du moins si critiques dans un domaine précis, qu’elles peuvent, de leur seul chef, changer le cours des choses. Ainsi le 28 février, Google Maps décidait de suspendre partiellement son service en Ukraine afin d’empêcher l’armée russe de collecter des informations potentiellement précieuses sur le trafic en temps réel, des informations dont on aurait, par exemple, pu déduire le déplacement d’un convoi militaire.

On se souvient aussi du tweet par lequel Mykhailo Fedorov, ministre ukrainien en charge de la transformation, interpellait nommément Elon Musk pour demander l’envoi de terminaux Starlink de manière à assurer la continuité des télécommunications peu après l’invasion russe. Interpellation suivie d’effet, puisqu’une couverture satellite fut rapidement mise en place par Starlink, mais avec un retour de bâton inopiné quelques mois plus tard quand Elon Musk décidait d’appeler à un accord de paix sur des bases inacceptables pour l’Ukraine : partition territoriale de l’Ukraine reconnaissant la souveraineté de la Russie sur la Crimée, vote d’autodétermination dans les territoires annexés par la Russie et renonciation de l’Ukraine à toute adhésion à l’OTAN ou à l’Union européenne.

De nouveaux terrains d’affrontement

Troisième phénomène enfin : l’extension de cette logique d’arsenalisation à des domaines qui en étaient relativement exempts. Il en va ainsi, par exemple, des flux migratoires, délibérément instrumentalisés à deux reprises au moins dans les années passées dans le cadre de rapports tendus entre l’Union européenne et certains de ses voisins : en novembre 2021, avec l’afflux, orchestré par la Biélorussie, de migrants essentiellement irakiens et afghans à la frontière polonaise ; en février-mars 2020 avec la levée, par la Turquie, des contrôles  à ses frontières avec la Grèce, laissant ainsi passer une nouvelle vague migratoire, contrairement aux accords conclus en 2016 avec l’Union européenne, le tout en représailles contre une attaque menée par les rebelles syriens contre l’armée turque à Idlib, qui avait entraîné la mort de 34 soldats turcs.

La livraison de denrées agricoles est elle aussi devenue un instrument du conflit, la Russie bloquant les exportations de céréales ukrainiennes, à la fois pour priver l’Ukraine de revenus commerciaux et pour que les pays acheteurs de ces denrées alimentaires fassent pression dans les enceintes internationales en faveur d’un armistice que la Russie imagine à son avantage.

On imagine aisément, à l’avenir, des logiques de bras de fer du même type en matière de santé ou en matière de R&D.

Un cadre conceptuel renouvelé

Ces novations dans les modalités de mise en œuvre de la weaponisation resteraient toutefois d’assez peu de conséquences si elles ne s’inscrivaient pas dans une compréhension profondément renouvelée de ce que sont la paix et la guerre. En France, cet aggiornamento s’est manifesté par la publication, en octobre 2021, d’un nouveau concept d’emploi des forces, qui dit grosso modo ceci :

  • Premièrement, « Avant, les conflits s’inscrivaient dans un schéma “paix-crise-guerre”. Désormais, c’est plutôt un triptyque “compétition-contestation-affrontement[1] ». Autrement dit, la paix n’est plus l’état ordinaire, par défaut, des relations internationales ; nous vivons dans un contexte permanent de compétition, de rivalité, de concurrence, qui est toujours à la merci d’un glissement vers un surcroît d’intensité allant jusqu’à l’affrontement.
  • Deuxièmement, dans ce contexte, il faut « gagner la guerre avant la guerre », c’est-à-dire livrer bataille, par des moyens non spécifiquement militaires, bien avant d’arriver au stade de l’affrontement, celui où sont engagés les moyens militaires – sans quoi il sera trop tard pour espérer gagner.

On remarquera d’ailleurs que, de manière tout à fait cohérente avec cette nouvelle vision des choses, le conseil de défense a pris au fil des derniers mois une importance considérable dans la pratique gouvernementale, en parallèle du conseil des ministres.

La France n’est, au demeurant, ni la seule, ni même la première nation à adopter ce type de vision géostratégique. On peut citer parmi les précurseurs la Chine, avec la publication en 1999, sous la plume de Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux responsables de haut niveau au sein de l’appareil militaire chinois, de La Guerre hors limites. La guerre et réflexion sur l’art de la guerre à l’époque de la mondialisation. – un ouvrage qui articulait déjà l’idée d’une généralisation du champ de bataille à tous les domaines de la vie ordinaire.

Les conséquences pour la société civile

Les pratiques d’arsenalisation de l’information, des flux financiers ou commerciaux, des livraisons d’énergie ou de matières premières, prennent une évidence nouvelle dans ce cadre doctrinal ainsi repensé. Pour autant, la société civile, en dehors de la sphère militaire, est loin d’avoir pleinement pris en compte cette nouvelle réalité géostratégique.

Pour les entreprises, il devrait en résulter une appréhension profondément renouvelée de leur exposition au risque, parce que leur marché peut devenir un théâtre d’opération, parce que leurs produits peuvent devenir des armes, parce que les infrastructures dont dépend leur fonctionnement sont de facto devenues des cibles privilégiées de toute tentative de déstabilisation des pays dans lesquelles elles opèrent.

Pour les administrations civiles, et notamment les administrations en charge de la régulation économique, on voit que les grilles d’analyse devraient être profondément revues, typiquement en matière d’agrément des investissements étrangers ou d’appréciation des situations concurrentielles : à cette aune, on s’étonne par exemple que l’Allemagne vienne d’accepter l’entrée de l’opérateur chinois COSCO, fût-ce pour une part réduite à 24,9%, dans le capital de la société d’exploitation de l’un des trois terminaux du port de Hambourg.

Enfin pour les citoyens, pour chacun d’entre nous, c’est une invitation pressante à la prise de conscience des impacts indirects de multiples petites décisions du quotidien : quelle nouvelle partager sur ses réseaux sociaux, quel logiciel installer sur son ordinateur, quel contrat de fourniture d’énergie souscrire.


[1] « Gagner la guerre avant la guerre », nouvelle stratégie de l’armée française – Le Monde, 5 octobre 2021