De crise géopolitique en aléa climatique, de pandémie en retournement de cycle industriel, les dernières années nous ont confrontés à de multiples épisodes de pénurie. L’occasion de voir émerger, à côté des réflexes habituels de cette économie du manque, des pratiques nouvelles qui méritent d’être notées.
Au cours des trois dernières années, au fil des rebondissements de la crise Covid puis de la guerre en Ukraine et de leurs effets collatéraux, nous avons été en manque de masques, de tests de dépistage, de vaccins, de semi-conducteurs, de moutarde, d’essence et peut-être serons-nous, dans l’hiver qui s’annonce, en manque de gaz et d’électricité.
Vers une nouvelle normalité de la pénurie
Ce n’est certes pas la première fois qu’une grève bloque l’approvisionnement des stations-service, que des rayons de supermarchés sont en manque d’un produit ou d’un autre, que la sécheresse estivale conduit à des mesures de rationnement dans l’usage de l’eau, mais, tout de même, le caractère répétitif des pénuries de ces trois dernières années et surtout l’impact systémique de certaines d’entre elles attirent l’attention.
Pour la plupart d’entre nous, nés après la seconde guerre mondiale dans un pays riche, il a toujours semblé normal de trouver dans les magasins, sans grand délai, tout ce dont nous avions besoin, quitte à payer un peu plus cher, quitte à commander chez un autre fournisseur. Il a toujours semblé normal aussi que l’Etat ou les grandes entreprises veillent à la disponibilité des ressources et équipements d’importance critique.
C’est donc avec une certaine surprise que nous abordons ces situations de manque, en naviguant tant bien que mal d’une étape à l’autre de la célèbre courbe d’acceptation du changement : déni, colère, frustration, puis finalement expérimentation et acceptation de nouvelles pratiques.
Réflexes anciens et pratiques nouvelles
Ce retour d’une réalité qu’on croyait oubliée a fait ressurgir des comportements bien connus : la constitution de stocks de précaution, la débrouille, la spéculation, les réflexes tantôt altruistes (prendre juste le minimum nécessaire afin d’en laisser pour les autres), tantôt égoïstes (amasser tout ce qu’on peut).
Mais elle a aussi mis en évidence des pratiques nouvelles, qu’il est utile de noter car la pénurie, ou du moins la rareté, seront peut-être la norme plutôt que l’exception à l’avenir, dans un contexte de volatilité géopolitique, de fragilités institutionnelles, d’incertitudes financières et de crise climatique.
La disponibilité des données en temps réel
Du côté des consommateurs, une nouveauté marquante tient à la transparence de l’information.
On a vu se développer l’usage d’applications mobiles mises à jour en temps quasi-réel, permettant de savoir où et quand se trouvent les stocks et disponibilités : Gaspal, Essence & Co ou Gasoil Now pour savoir quelle station-service a quel type de carburant à quel prix à quel moment, Vite Ma Dose pour avoir un rendez-vous de vaccination.
De telles applications ne résolvent en rien le fait générateur de la pénurie, mais en atténuent les effets sur les individus en leur permettant de gagner du temps, ou au moins d’éviter d’en perdre, et de disposer d’éléments d’aide à la décision.
Le trait commun de ces applications c’est une architecture de données associant des données publiques ouvertes, des données d’entreprises mises à disposition volontairement ou par obligation réglementaire, et des données crowdsourcées, issues des observations de tout un chacun. Elles créent implicitement un standard de transparence de l’information auquel il sera difficile, dans toute éventuelle crise future, de déroger. Elles invitent manifestement les pouvoirs publics et les entreprises à réfléchir aux infrastructures de données, aux règles de mise à disposition, aux cas d’usages qu’il serait utile de construire dès à présent pour pouvoir faire face, un jour, à l’imprévu.
Financiarisation des anticipations et volatilité induite
Du côté des entreprises, outre la remise à l’honneur de l’art de gérer les approvisionnements, la leçon des pénuries récentes tient à la financiarisation désormais généralisée des flux économiques.
N’importe quel produit a ses « futures » cotés sur un marché, qui indiquent le prix auquel les acheteurs, vendeurs, intermédiaires et spéculateurs pensent que ce produit se vendra dans un jour, un mois, un an. Aussi faut-il désormais, bien plus que naguère, gérer à la fois la situation présente et ses évolutions possibles. Ces évolutions, telles qu’anticipées par les acteurs du marché, se traduisent en effet dès aujourd’hui par un prix sonnant et trébuchant – un prix qui va s’incorporer d’une manière ou d’une autre dans les contrats de fourniture, dans les coûts d’achat ou les prix de vente, dans la valorisation de l’entreprise dès lors qu’elle est cotée ou dans son profil de risque, à l’usage de ses banquiers et ses clients, même si elle n’est pas cotée.
Et le problème de ces anticipations, c’est qu’elles sont extrêmement instables. Pour exemple caricatural, le prix du gaz naturel dans l’heure qui vient (« next hour ») qui, après une hausse vertigineuse depuis le mois de juillet, puis une chute non moins vertigineuse au cours du mois d’octobre, est devenu négatif le 24 octobre du fait de l’arrivée massive de gaz liquéfié dans les terminaux portuaires néerlandais, saturant les capacités de stockage.
Autrement dit, cet univers de folle volatilité des prix, qui était jusqu’à présent uniquement celui des traders et des grands négociants, s’impose désormais à toutes les entreprises, même les petites, même celles qui n’ont aucune présence sur les marchés financiers : c’est le boulanger du quartier qui voit doubler les prix de la farine, c’est le restaurateur du coin de la rue qui voit tripler sa facture d’électricité. Et ils n’y sont manifestement pas prêts. Il y a sans doute un enjeu fort, pour préserver ce tissu économique de proximité, à créer des outils de couverture permettant de gérer cette instabilité accrue.
La dimension politique de l’allocation des ressources rares
Enfin du côté des gouvernants, outre leur rôle éminent dans la gestion des anticipations, par les annonces qu’ils font, les engagements qu’ils prennent, voire les mécanismes de réassurance qu’ils mettent en place, ce qui ressort de manière très évidente de l’expérience des mois passés, c’est le message politique, au sens fort du terme, qui se dessine à travers les décisions publiques de gestion de la pénurie.
Quand il n’y en a pas pour tout le monde, à qui donne-t-on en priorité ? On se souvient des débats sur l’ordre de priorité dans la vaccination Covid : faut-il vacciner en priorité les personnes âgées, parce qu’elles sont plus vulnérables, ou les personnes employées dans des métiers exposés à de nombreux contacts, parce qu’elles sont les plus exposées ? Et cet hiver, s’il n’y a pas d’électricité pour tout le monde, qui va-t-on débrancher aux heures de pointe : les entreprises ou les ménages, l’industrie ou les services, le chauffage, l’éclairage public ou l’alimentation des véhicules électriques ?
Cette dimension politique des choix techniques prend inévitablement de l’ampleur dans une société que les réseaux sociaux ont rendue plus informée (pas forcément mieux informée), plus prompte à discuter, plus clivée. Elle ouvrira tout aussi inévitablement sur une intense rivalité des différents groupes sociaux, corps de métiers, catégories diverses et variées, pour se voir reconnaître prioritaires.
Un contexte à haut risque de clientélisme si l’on n’a pas pris les devants en articulant une vision de la société fondée sur quelques valeurs capables de donner de la cohérence aux décisions prises événement après événement, capables de les rendre lisibles et compréhensibles – sans doute pas consensuelles, dans une société aussi fragmentée que la nôtre, mais au moins explicables.