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La Chine va-t-elle annexer Taïwan ?

L’année 2022 a vu s’intensifier la pression exercée par la République populaire de Chine sur Taïwan : mises en garde diplomatiques, incursions dans l’espace aérien, exercices militaires à la limite des eaux territoriales. Jusqu’où la Chine ira-t-elle ?

Une tension accrue

Les positions de principe sont clairement établies. La République populaire de Chine considère que Taïwan n’est pas un Etat indépendant, mais une région séparatiste ayant vocation, tôt ou tard, à rentrer dans le rang. Taïwan en revanche s’affirme comme un Etat souverain, sans aucune intention de renoncer à son indépendance.

La relation est donc par nature antagoniste, avec toutefois des hauts et des bas au gré des mille et une initiatives par lesquelles la République populaire de Chine tente d’intimider Taïwan, d’affaiblir ses défenses, d’influencer son opinion publique, de fragiliser son économie – et des réponses apportées par Taïwan à ces diverses manœuvres.

Aussi difficile soit-il de quantifier un degré d’hostilité, le sentiment général est clairement à un accroissement des tensions depuis une dizaine d’années. Les provocations se font plus nombreuses et plus menaçantes. Un bon indicateur pour cela est le « cross-strait tension index » calculé par Goldman Sachs, dont on voit bien la tendance à la hausse, au-delà d’une forte volatilité.

Et ensuite, que peut-il se passer ?

Une telle montée des tensions invite forcément à s’interroger sur la suite : jusqu’où la conflictualité peut-elle s’aggraver ? Peut-elle aller jusqu’à une opération militaire d’envergure que lancerait la Chine pour s’emparer du territoire taïwanais ?

A défaut de boule de cristal, on peut tenter de répondre à cette question en rassemblant et confrontant les analyses des experts. C’est précisément ce travail de collationnement qu’a conduit le Center for Strategic and International Studies, l’un des principaux think tanks américains en matière d’études géopolitiques.

Au cours de l’été 2022, le CSIS a interrogé 64 experts spécialisés sur la République populaire de Chine, Taïwan et les relations entre les deux pays. A cet effet, il a bâti un questionnaire d’enquête structuré en treize questions principales visant à cerner ce que pourraient être la stratégie, les modalités et le calendrier d’une éventuelle agression de Taïwan par la République populaire de Chine.

Il n’y a pas unanimité entre les experts mais tout de même quelques dominantes qui ressortent de l’enquête, dont on peut lire les conclusions complètes ici.

Pour 80% des experts interrogés, la Chine n’a, jusqu’à nouvel ordre, pas de stratégie efficace pour une réunification pacifique avec Taïwan. Les tentatives de conquête de l’opinion taïwanaise ont échoué ; le précédent de Hong-Kong agit comme repoussoir. Par conséquent, estiment-ils, la Chine n’aura pas d’autre choix que d’user de moyens coercitifs, pouvant aller jusqu’à des opérations militaires.

Attendre le moment favorable, jusqu’à quand ?

Dans ce contexte, le calendrier devient une variable clef. Au-delà de manœuvres d’intimidation, on sait que la Chine ne lancerait une offensive d’envergure que si elle était convaincue de pouvoir gagner. Dès lors, pour 84% des experts, la Chine est prête à attendre, sans toutefois accepter indéfiniment le statu quo. A l’inverse, 10% des répondants estiment que la Chine est pressée d’agir à court terme.  Enfin, à l’autre extrême du spectre, 6% estiment qu’elle peut s’accommoder indéfiniment du statu quo. Aucun expert en revanche ne pense que la Chine accepterait l’indépendance pleine et entière de Taïwan, allant au-delà de son statut actuel en termes de reconnaissance internationale par exemple.

Alors, attendre des conditions économiques, politiques, sociales plus favorables pour agir, certes, mais jusqu’à quand ? Le CSIS a testé spécifiquement une série de dates couramment évoquées comme des jalons temporels significatifs : 2027, date de la fin du troisième mandat du président Xi Jinping ; 2049, date du centenaire de la fondation de la République populaire de Chine ; et puis, à titre d’hypothèses de réflexion, un délai de quinze ans (attente de moyen terme) et un délai de cinquante ans (attente de long terme).

Les réponses des experts, cette fois, divergent nettement. Elles font toutefois ressortir deux hypothèses majoritaires : d’une part l’échéance de 2049, avec la charge symbolique qu’elle représente ; d’autre part l’opportunisme, c’est-à-dire l’idée qu’il n’y a pas de date cible, mais une patience doublée d’une attention permanente au contexte, et d’une action qui serait déclenchée si et quand les conditions deviennent favorables.

Dans l’intervalle, l’absence de guerre ne signifie pas la paix

Si la perspective d’une agression militaire d’envergure est donc jugée peu probable à court terme, cela ne veut pas dire qu’il ne va rien se passer dans les prochaines années. Au contraire, l’enquête met en lumière deux scénarios :

  • Premièrement, 79% des experts interrogés pensent que la Chine va continuer d’exercer une pression continue sur Taïwan, faites d’intimidations et de menaces dans tous les champs – militaire, économique, informationnel – de manière à affaiblir l’adversaire et rendre, à terme, plus acceptable la réunification. Le désaccord parmi les experts vient plutôt de savoir quelle part la force purement militaire prendra dans cette stratégie de pression continue.
  • Deuxièmement, les experts pointent le risque d’une guerre par accident. Autrement dit, même si on ne croit pas que la Chine va délibérément lancer une guerre d’invasion de Taïwan dans les dix prochaines années, on n’exclut pas qu’une offensive soit pourtant déclenchée, suite à un incident perçu comme une provocation, une manœuvre d’intimidation qui dégénère, ou un événement non maîtrisé. La sévérité de l’offensive allant d’un blocus de l’île, jugé possible ou probable par 96% des répondants à horizon de 10 ans, à une guerre d’invasion, jugé possible ou probable par 72% des répondants.

Conséquence notable de cette perception du risque de guerre par accident, 95% des experts interrogés estiment que les Etats-Unis doivent conserver leur ambiguïté stratégique sur la question taïwanaise : laisser entendre qu’ils soutiendront Taïwan en cas d’agression, mais sans dire précisément jusqu’où ; soutenir, mais sans provocation.

Les leçons de la guerre d’Ukraine

Au total, on pourra objecter bien des choses à cette étude, en premier lieu le fait que tous les experts interrogés sont américains, ou du moins rattachés à des organismes de recherche américains, donc sans doute, en dépit de leurs divergences d’opinion, imprégnés d’une compréhension commune des questions chinoises.

Pour autant, quelle que soit ses limites, elle pose néanmoins des repères intéressants pour la réflexion. Elle permet aussi de mettre en perspective la manière dont on a discuté, à Taïwan, l’exemple ukrainien : comment augmenter le coût, pour l’agresseur, d’une tentative d’invasion du territoire. Les propos de l’Amiral Lee Hsi-min, interviewé par Nikkei Asia en juillet 2022, illustrent parfaitement ce raisonnement :

« We don’t have deterrence by alliances, because Taiwan doesn’t have formal military pacts with other countries, or nuclear deterrence. But deterrence by denial can deter a Chinese invasion by raising the cost for China via asymmetric defense. Even if they were willing to pay the price, the strategy adds uncertainty to whether they could take over Taiwan, » Lee said.

« The first key is survivability. Taiwan needs weapons which are not easily targeted by long-range missiles or airstrikes, so the invaders have to get closer to attack, which increases their vulnerability. The second is to have a large number of small, distributed, lethal weapons across the country, so the invaders can expect a strong resistance even when they manage to cross the strait and come over, especially when they are bigger in size and easier to be targeted.“

Lee also advocated for Taiwan to emulate Ukraine’s Territory Defense Force, creating a standing, all-volunteer, Taiwanese territorial defense force. « The TDF is not about guerrilla warfare. It is to tell the PRC: ‘Even if you can defeat our air force and our navy, and even if you successfully land on Taiwanese territory, you still cannot occupy and control Taiwan because the people stand ready to defend. So don’t invade.’”

Au demeurant, les autorités taïwanaises ne sont pas les seules à revoir leur stratégie de défense à la lumière de l’exemple ukrainien. Les entreprises font de même, pour leur part, avec un mot d’ordre évident pour toutes ; diversifier les sources d’approvisionnement en semi-conducteurs, aujourd’hui excessivement dépendantes des producteurs taïwanais.