Au-delà du célèbre cygne noir, un trio d’animaux imaginé par les stratèges de l’armée britannique pour symboliser les trois pièges qui nous empêchent de préparer l’avenir
Tout stratège se pose un jour ou l’autre, inévitablement, la question qui fâche : qu’est-ce que je suis en train de manquer ? Quels faits porteurs d’avenir, quelles ruptures suis-je en train de ne pas voir ? A quels changements majeurs suis-je en train de négliger de me préparer ?
Attirer l’attention sur les angles morts de la prospective classique
C’est dans cet esprit que le Development, Concepts and Doctrine Centre du ministère de la défense britannique a proposé, dans la sixième édition de sa revue stratégique périodique, publiée en 2018, un cadre de réflexion symbolisé par trois animaux.
Il s’agissait, ce faisant, d’attirer l’attention sur trois angles morts de la réflexion prospective habituelle. Selon les auteurs, celle-ci est excessivement dominée par l’analyse des tendances, et par conséquent imprégnée d’une vision assez linéaire de l’avenir, ne permettant pas de saisir pleinement les discontinuités.
Les cygnes noirs
Le premier des trois animaux est le cygne noir. Il est déjà bien connu des prospectivistes, ne serait-ce que pour avoir fourni le titre de l’ouvrage de référence de Nicholas Nassim Taleb The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable.
Le cygne noir est une expression utilisée depuis l’Antiquité pour désigner un événement extrêmement rare, voire impossible, conformément à la croyance établie selon laquelle tous les cygnes étaient blancs. Cette croyance fut remise en cause en 1697, lorsque le navigateur hollandais Willem de Vlamingh, en explorant la côté occidentale de l’Australie, y découvrit des cygnes noirs.
Depuis lors, les cygnes noirs incarnent, en prospective, des événements à fort impact, mais si peu fréquents que nous négligeons de les prendre en compte dans nos anticipations du futur.
Plus profondément, ils représentent la faille de raisonnement consistant à conserver une approche probabiliste gaussienne de l’avenir alors que les événements extrêmes tendent d’une part à devenir plus fréquents (l’épaississement des queues de distribution statistiques) et d’autre part à avoir des conséquences systémiques majeures.
Les méduses noires
Quelle que soit l’importance de ces événements rares et à fort impact pour le raisonnement stratégique, ce n’est pas là la nouveauté du cadre de raisonnement que proposent les militaires britanniques. Au contraire, ils insistent sur le risque de se laisser obnubiler par la recherche des cygnes noirs, qui est un exercice sans fin, et de négliger ce faisant deux autres risques : celui des méduses et celui des éléphants.
Les méduses noires sont ces facteurs de changement et aléas que nous avons certes identifiés, mais dont en réalité nous n’avons pas bien compris ni mesuré les conséquences en cascade. Nous sommes vis-à-vis d’eux dans un confort illusoire. Nous croyons avoir cerné les enjeux et pris les contre-mesures adéquates, alors que nous n’avons pas vu leurs ramifications. D’où la métaphore de la méduse avec ses longs tentacules parfois difficiles à discerner dans la relative opacité de l’eau de mer.
A titre d’illustration, la pandémie de COVID-19 est certainement l’une des plus belles méduses des années récentes. Depuis des années, les rapports de l’Organisation Mondiale de la Santé décrivaient par le menu le risque d’une pandémie mondiale. En revanche tout le reste avait été sous-estimé, notamment l’impact des confinements sur la désorganisation des chaînes logistiques, sur la relation des salariés à leur travail, sur l’attractivité des différentes formes et géographies résidentielles.
Les éléphants noirs
Restent enfin les éléphants noirs, troisième et dernière piège susceptible de faire échouer notre efforts pour nous préparer à l’avenir : ce sont les facteurs de changement que nous avons bien identifiés (qui ne sont donc pas des cygnes noirs), dont nous avons bien compris les conséquences (qui ne sont donc pas non plus des méduses noires), mais face auxquels nous nous révélons incapables d’agir.
Et pourquoi sommes-nous incapables d’agir ? Cela peut être pour des raisons techniques : nous n’avons pas développé les infrastructures ou les compétences nécessaires aux actions qui seraient pertinentes, voire nous avons fait des choix techniques et humains inverses, qui rendent le contrepied impossible à jouer dans le temps imparti. Cela peut-être pour des raisons politiques : les actions à entreprendre créeraient inévitablement des gagnants et des perdants par rapport à la situation présente, et personne ne veut affronter la colère des perdants potentiels.
Bien des aspects de la transition vers les énergies bas carbone aujourd’hui requise pour cantonner le changement climatique sous la barre des 2° sont des éléphants noirs : depuis la difficulté de se mettre d’accord, à l’échelle internationale, sur la répartition des efforts jusqu’à des questions tout à fait prosaïques d’absence de main d’œuvre qualifiée pour réaliser à large échelle la rénovation thermique de l’habitat individuel par exemple.
Le rapport britannique souligne d’ailleurs que, de ce point de vue, les sociétés occidentales sont malheureusement fort exposées au risque d’éléphant noir, c’est-à-dire au risque de ne pas savoir agir de manière décisive face à un enjeu pourtant avéré. Leur attachement au principe démocratique, donc à une décision majoritaire, à défaut d’être consensuelle, devient un frein de plus en plus dirimant à l’action au fur et à mesure que l’opinion politique devient plus fragmentée, plus clivée.
Améliorer le rapport signal-bruit
Au total, la revue de ces trois animaux invite à réorienter quelque peu la réflexion prospective. Dans un monde très volatile, où l’imprévu survient sans arrêt, où les cygnes noirs se multiplient, il y a trop de bruit et pas assez de signal.
Trop de bruit c’est-à-dire une surabondance d’informations contradictoires, d’embryons de risques et d’opportunités, bien trop nombreux pour que l’on puisse leur accorder à chacun une pleine attention.
Pas assez de signal, c’est-à-dire une difficulté à distinguer l’essentiel de l’accessoire, le structurel du conjoncturel, et à assortir les risques prioritaires d’une compréhension complète des méduses et des éléphants qu’ils apportent avec eux.
Au total, c’est une invitation à faire de la prospective un peu moins outside in, partant de l’observation tous azimuts du monde extérieur pour essayer d’en déduire ce qui est pertinent pour chaque organisation, et un peu plus inside out, partant des valeurs ou des enjeux existentiels de l’organisation, pour en déduire des zones de vulnérabilité potentielle et voir alors, à l’aune de ces vulnérabilités identifiées, ce qui, dans les multiples évolutions du monde extérieur, requiert une attention prioritaire.